Alexander McQueen : Entre ombre et lumière
Article par Caroline Paquette-Méthé
Il y a quelque chose de véritablement insaisissable dans la nature même d’Alexander McQueen. Comment se fait-il qu’un homme ayant ouvert si grandes les portes de son univers nous demeure encore si mystérieux? La mode de McQueen est chimérique, contrastée, poétique, violente, émotionnelle, belle… Elle porte en elle un savant mélange de réflexions abouties et de pulsions spontanées. Comme il est étrange de voir en entrevue ce jeune homme si calme et si posé parler de son travail débordant d’intensité… Sa mode autant que son personnage ont marqué les esprits, comme un trait large et long au feutre indélébile : Alexander McQueen est impossible à ignorer, à oublier. Il est très difficile de parler d’Alexander sans se perdre dans le symbolisme tourmenté de ses créations ou dans le mystère entourant la légende qu’il était. Enfin, il est toujours difficile de parler d’un contemporain et de le replacer dans son contexte encore trop proche de nous pour pouvoir véritablement prendre du recul. Ce contexte, cet homme, ces créations, tout pourtant s’entremêle pour former un tout complexe, indissociable, à la fois intime et mystérieux, puissant et touchant. Pour replacer McQueen dans son contexte et parler de son apport au monde de la mode, il est donc nécessaire de plonger dans son univers tout entier. Voici donc pour vous l’histoire de Lee Alexander McQueen.
Lee avant Alexander
Ce qu’il faut savoir avant tout, c’est que Lee n’a pas toujours été un personnage de légende. Il a tout d’abord été un homme tout simple aux origines modestes, habité d’une très grande créativité et d’un besoin de réussite. Lee a grandi dans un quartier du Est-End de Londres dans une famille de la classe ouvrière; un milieu dur, violent et peu raffiné. Son père était chauffeur de taxi, sa mère professeure de sciences sociales. Lee, passionné d’architecture et de mode, ne pouvait cependant concevoir de finir chauffeur de taxi comme son père.
Bouillonnant d’idées, de passion et d’ambition, il lui fallait trouver une façon de gagner sa vie tout en satisfaisant ses pulsions créatrices et son besoin d’expression. C’est en 1985 que la solution salvatrice se présenta à Lee alors qu’il regardait la télévision avec sa mère. Ils apprirent que Saville Row, une rue londonienne reconnue pour ses échoppes de tailleurs, manquait d’apprentis.
Ainsi, à l’âge de 16 ans, McQueen commença à travailler chez Anderson and Sheppard, une institution en terme de vêtements sur mesure pour hommes, et apprend le métier de tailleur. Il acquit dans cet établissement les notions de coupe essentielles à un maître artisan, notions qu’il utilisera toute sa vie. Ce fut le début d’un parcours atypique pour le jeune prodige qui accumula une expérience très diversifiée en mode sans avoir fait aucune étude. Il travailla chez un autre tailleur, Grieves & Hawkes, fut coupeur de patron pour Bertmans & Nathans, une compagnie de costumes de théâtre, et pour Koji Tatsuno, il fut machiniste pour Red or Dead et superviseur de production pour Roméo Gigli en Italie. Il développa ses aptitudes, consolida ses bases et appris sur toutes les étapes de fabrication de vêtements de genre très différents. En 1990, Lee était prêt à passer à la prochaine étape : sur les conseils d’un ami, il entra à la Central Saint Martins, université des arts et de design de Londres.
En 1992, Lee présenta sa toute première collection pour sa graduation : Jack the Ripper Stalks his Victims. Une femme du nom d’Isabella Blow, journaliste anglaise de mode, décide d’acheter une bonne partie de la collection et le présente à son entourage. Isabella devient rapidement une figure importante dans la vie de Lee, lui offrant sans retenue son amitié, sa loyauté et son soutien financier en achetant régulièrement ses créations et en le référant à son cercle social. Certains racontent que c’est suite à ses conseils insistants que Lee choisit d’utiliser son deuxième prénom pour signer ses créations…
En 1996, il devient le directeur artistique de la maison de couture Givenchy, une expérience professionnelle ambivalente pour le jeune créateur. Le temps qu’il passa dans l’entreprise lui permet de développer ses talents mais le style sobre et chic de Givenchy était une antithèse de son propre style et rapidement, il étouffe. En 2000, il ouvre finalement sa propre maison de couture sous le patronage du groupe Gucci.
Alexandre le Grand
Alexander McQueen est reconnu comme étant un génie dans son domaine. Ce qui caractérise le style McQueen, c’est avant tout son expertise de la coupe : ses vêtements savamment taillés épousent parfaitement ceux qui les portent.
Peu de créateurs ont su réinventer la silhouette du corps. McQueen en faisait partie : il a allongé le torse en descendant la taille des pantalons à un niveau frôlant l’indécence. Pour McQueen, c’était avant tout une façon de révéler et de mettre l’accent sur sa partie du corps préférée : la portion du bas du dos juste à la naissance des fesses. Pour tout ceux qui se sont demandé « À qui la faute? » en se remémorant les pantalons taille basse iconiques du début des années 2000, eh bien voilà : c’était lui.
Ses défilés sont particulièrement théâtraux et dramatiques. Il n’est pas le premier ni le seul à avoir su transformer le cat walk en spectacle mais personne n’a su inspirer autant d’émotions avec des vêtements que McQueen. D’ailleurs, c’est sur un corps en mouvement que ses créations prennent vie. Aplaties en un étalage de pixels, ses vêtements perdent une dimension qui leur est indispensable. Ses créations ont besoin d’être portées pour exister tout à fait.
Le travail de McQueen est marqué par un contraste intense, opposant toujours deux forces contraires : homme/femme, nature/technologie, violence/douceur, bien/mal, victime/agresseur. McQueen, qui compte dans sa vie de nombreuses femmes importantes et marqué par la dureté de la vie, crée systématiquement des personnages de femme forte, protégées par des vêtements et des accessoires imposants. Il utilise sa plateforme pour commenter et critiquer le monde dans lequel il vit, ne détournant jamais le regard face aux horreurs de l’existence et trouvant toujours la beauté partout, même dans les endroits les plus incongrus.
McQueen s’inspire de ses passions pour créer: l’histoire, la nature, les oiseaux… Pour la première fois, la mode n’est pas qu’une question d’esthétisme, car chaque pièce est codée, leur signification reposant sur des connaissances et des références bien spécifiques, ce qui valut à Alexander d’être mal interprété plus d’une fois. On peut citer parmi ses collections « Highland Rape » dans laquelle il dénonçait le viol culturel de l’Écosse par l’Angleterre et dans laquelle les robes déchirées et les designs intenses et violents de McQueen lui ont valu d’être critiqué sévèrement car plutôt que d’y voir une expression patriotique et une revendication historique, les gens y virent de la misogynie. La collection « Plato’s Atlantis » quant à elle s’inspirait directement des changements climatiques et posait la question de ce qui allait se passer lorsque le niveau des océans allait monter et submerger la terre. Alexander offrit une réponse onirique à cette question pourtant bien réelle. On pourrait s’amuser pendant des heures à relever le nom de chaque collection, à répertorier les références artistiques, historiques, politiques de son travail et à décoder chaque pièce…
Ange déchu
L’histoire d’Alexander McQueen soulève cependant une réalité bien sombre de l’industrie de la mode. Le développement de la technologie, l’industrialisation et la mondialisation menèrent inévitablement à la privatisation et la corporatisation des maisons de couture. Elles n’étaient plus de petits établissements régis par leur fondateur mais bien des entreprises lucratives, achetées et gérées par des magnats avides de profits. Les commerces de niches devinrent des empires commerciaux dont les principaux acteurs, extérieurs au monde de la mode, troquèrent sans état d’âme la créativité et l’intuition pour des recettes faciles, reproductibles et déclinables à l’infini. Les designers, autrefois artistes accomplis, devinrent des pièces interchangeables dans la machine de production des entreprises de mode. Les collections se multiplièrent jusqu’à atteindre un nombre impossible : on passa de deux à quatre collections par année… pour chaque branche de l’entreprise. Entre les collections de haute couture, de prêt-à-porter, les lignes d’accessoires, les pré-collections pour hommes et pour femmes, sans parler du fait qu’il est courant pour un designer de travailler pour plusieurs labels en même temps, il est impossible de ne pas perdre la carte. Plus d’un grand designer fut sacrifié sur l’hôtel de la réussite financière… Quant à Lee, pour soutenir le rythme rapide et incessant de son industrie, il se mit à consommer de grande quantité de drogue, nourrissant sa dépression déjà existante. Le tout jumelé à des tragédies personnelles comme le suicide d’Isabella Blow, sa marraine la bonne fée et grande amie, ainsi que le décès de sa mère suite à un cancer, eut raison de lui. Le 11 février 2010, Lee Alexander McQueen se suicida.
On pourrait parler des connaissances techniques de McQueen pendant très longtemps, soulignant avec quel génie il a su utiliser sa formation de tailleur et les traditions pour réinventer les classiques, contourner les règles, briser les conventions et innover. On pourrait parler du bumpster, devenu un item culte de la garde-robe des années 2000 ou encore des Frock Coats caractéristiques de son style… Mais ce qui rend Alexander McQueen si unique et important dans l’univers de la mode ne relève pas tant de ses prouesses techniques, de son esprit rebelle ou même de ses innovations. Ce qui le distingue, c’est avant tout sa créativité. Alexander McQueen ne faisait pas que designer des vêtements, il faisait de l’art. Ses collections avaient plus que des thèmes, elles avaient des revendications, des humeurs, une âme; elles puisaient leurs origines dans l’histoire, celle avec un grand H mais aussi celle de McQueen, elles s’inspiraient de drame et de beauté, critiquaient avec vigueur le monde dans lequel nous vivons, expiaient les démons de leur créateur, sublimaient les modèles et portaient en elles autant de ténèbres que de lumière pour former un tout étrange, envoutant, lourd de significations, comme un long dialogue dont on ne saisit que quelques phrases au passage mais qui reste dans nos mémoires et continue d’exister longtemps après que le spectacle se soit terminé. Lee l’a dit lui même : son travail a toujours été en quelque sorte autobiographique. Voilà pourquoi, pour comprendre ses vêtements, il faut connaître son histoire car chaque collection est un morceau de casse-tête de sa vie, de ses idées, de ses blessures et de ses espoirs et il est impossible de résumer en quelques pages l’étendue de son génie créatif. Lee a pourtant payé le prix fort pour sa grandeur, prisonnier d’une industrie déséquilibrée, de l’illusion de son personnage et de son besoin de créer. Il a disparu dans les ténèbres à jamais, laissant derrière lui un empire commercial et ses créations comme seul héritage.
Article par Caroline Paquette-Méthé