De fil en aiguille : petite histoire de la machine à coudre
Article par Caroline Paquette-Méthé
Peu de siècles ont été aussi occupés et florissants que le XIXe siècle, période de l’industrialisation. Il a vu naître toute une multitude d’inventions qui ont opéré un changement profond dans la société. On peut citer parmi elles la machine à vapeur, le télégramme, l’électricité et, bien sûr, la machine à coudre. Le secteur manufacturier était à l’époque en plein essor et on vit apparaître de plus en plus de machines de toute sorte pour faciliter le travail des ouvriers et augmenter les rendements. On compte parmi elles des métiers à tisser mécaniques, des machines à broder, des machines à tricoter et bien d’autres…
C’est qui le père ?
Ce qui est amusant lorsqu’on lit sur les inventions, c’est que l’on découvre presque systématiquement plusieurs personnes qui ont eu la même idée plus ou moins en même temps. Ce phénomène étrange est aussi à l’origine d’une inévitable lutte passionnée dont le vainqueur se verra accorder la paternité officielle (ainsi que les revenus qui vont avec) de la dite invention.
En termes de drame, la machine à coudre ne laisse pas sa place car elle a, à elle seule, toute une poignée de pères potentiels. Retraçons leur histoire : le tout premier brevet émis pour une machine à coudre était au nom de M. J. Stone en février 1805. Sa machine, dont le mécanisme imitait la couture à la main, était compliquée et comportait de nombreux défauts. Elle ne fut jamais commercialisée.
PAS CHANCEUX LE BARTHÉLEMI
La toute première machine à avoir été produite et utilisée revient à Barthélemi Thimonnier, un français et fils de tailleur qui cherchait à simplifier le travail de couture. En 1829, il complète une machine en bois et en 1830, il la fait breveter.
Par deux fois Barthélemi essaie d’exploiter son invention mais le destin se joue de lui : alors qu’il avait réussi à fonder une entreprise avec un atelier de couture mécanique, le premier au monde, et qu’il avait obtenu un contrat pour confectionner les vêtements de l’armée avec ses 80 machines, des tailleurs effrayés à la perspective de perdre leur emploi envahissent l’atelier et détruisent les machines.
Thimonnier s’enfuit alors avec l’une de ses machines. Il travaille par la suite à l’améliorer pendant plusieurs années, déposant de nouveaux brevets puis, en 1848, tente à nouveau d’ouvrir une manufacture mais, manque de chance, l’histoire se répète et ses machines sont détruites à nouveau.
5 FILLES CONTRE UNE MACHINE
La première machine à avoir été produite, utilisée ET à avoir rencontré un minimum de succès revient à Elias Howe. Sa machine perfectionnée, il la brevète en 1846 et tente de la présenter aux couturiers mais les professionnels de l’industrie américaine sont tout aussi effrayés que ceux de la France. Pour y remédier, Howe organise un match à Boston : cinq filles contre sa machine. Chacune d’elle devait faire une couture alors que sa machine devait en faire cinq.
L’invention remporte haut la main mais cette victoire est inutile : les tailleurs refusent de changer d’avis. Déçu mais pas complètement découragé, il tente le marché anglais sans grand succès. En son absence, de nombreuses personnes avides de profit ont usurpé son invention et à son retour, Howe entreprend de les poursuivre tous. Le cas le plus intéressant et le plus connu est sans aucun doute celui de Isaac Merritt Singer, à qui on avait demandé de réparer une machine à coudre de Howe et qui avait été frappé d’inspiration.
ET SINGER EMBARQUE
Isaac Singer crée par la suite son propre modèle de machine à coudre, basé effectivement sur le modèle de Howe mais comportant plusieurs améliorations. Il emprunte 50$, une grosse somme à l’époque, pour pouvoir produire sa machine. Puis, il réussit là où tous les autres pères de la machine à coudre ont échoué avant lui : il la commercialise avec un succès flamboyant. Il impose son modèle au public, il l’expose, la publicise, vante ses qualités jusqu’à ce que tout le monde soit au courant que non seulement il existe, mais qu’il est aussi le meilleur.
Lorsque Singer se fait accuser d’avoir violé les droits de Elias Howe, son seul espoir de gagner son procès est de trouver une machine à coudre antérieure à celle de Howe… Retournement de situation (je vous l’avais dit qu’il allait y avoir du drama) : Singer découvre un inventeur du nom de Walter Hunt qui a, lui aussi, inventé une machine à coudre en 1832, soit plus de dix ans avant Elias. On le fait venir devant le juge avec sa machine et lui demande de la faire fonctionner. Sa machine n’a jamais été brevetée et son projet ne trouvant pas d’investisseur, Hunt a fini par le délaisser.
C’est donc avec la mémoire embrouillée qu’il fait démonstration de son invention. La cour conclut que Walter Hunt est effectivement le premier inventeur américain de la machine à coudre, mais que c’est bien de la machine de Elias Howe que Singer s’est inspiré pour créer son modèle. Ainsi, Isaac Singer doit payer rétroactivement des droits à Howe, mais il conserve les droits de ses propres améliorations et continue de commercialiser la machine à coudre.
PLUSIEURS TÊTES VALENT MIEUX QU’UNE
À partir de là, de nombreux autres noms viennent s’ajouter à liste, apportant amélioration après amélioration à la machine à coudre : Pierre Cobet, John Kayser, Peugeot, Elna, Husqvarna… Beaucoup d’autres encore n’ont pas trouvé leur place dans ce petit palmarès des innovations les plus marquantes, mais l’idée est là : la machine à coudre, comme toutes les autres inventions de ce monde, n’est pas le produit d’un seul esprit.
COUDRE PRODUCTIVEMENT À LA MAISON
Cependant, l’histoire de la machine à coudre ne se limite pas qu’à une série de dates et de noms, car elle a, à sa façon, contribué à façonner le monde tel que nous le connaissons aujourd’hui. Si la machine à coudre a d’abord été rejetée par les tailleurs et les couseuses, elle a tout de même fini par transformer l’industrie du vêtement en simplifiant le travail et en augmentant la productivité.
Elle a permis aux femmes de se réapproprier leur « industrie naturelle », l’une des seules dans lesquelles elles pouvaient travailler au XIXe siècle bien que contrôlée par les hommes. Les machines étant considérées comme étant une affaire de gars, les femmes ne recevaient alors aucune éducation quant à leur fonctionnement et leur entretien.
Isaac Singer s’assura de donner les pleins pouvoirs des machines à coudre aux femmes en offrant des cours de couture à celle-ci. Il était désormais possible pour elles de s’équiper et d’acquérir une formation à moindre coût, ce qui relança le travail à domicile et encouragea l’entreprenariat. Les machines domestiques permettaient également aux familles d’épargner quelques sous en produisant ses propres vêtements, ce qui était moins cher que de les acheter.
LA PUB À UN MILLION DE DOLLARS
Le développement de l’industrie de la machine à coudre a également permis de développer d’un côté le secteur de la publicité et de l’autre les techniques de fabrication industrielle. Ce cher Singer était l’un des premiers américains à avoir publicisé son produit à l’échelle nationale et le tout premier à investir un million de dollars par année en publicité. Il avait recours à des représentants de vente, à des plans de paiements différés, des cours de couture gratuit à l’achat de machine, à des démonstrations publiques en plus des annonces dans le journal et des affiches.
L’argent engendré par l’impressionnant volume des ventes étaient réinvesti dans le développement des usines. Les pièces des machines à coudre, qui étaient fabriquées en série, devaient être faites avec la plus grande précision, ce qui assurait non seulement la qualité des machines mais facilitait les réparations en cas de bris puisque toutes les pièces étaient parfaitement interchangeables. Accessoirement, les querelles d’inventeurs de la machine à coudre ont donné naissance au tout premier « pool patent » ou brevet collectif de l’histoire, ce qui permettait à plusieurs inventeurs différents d’être le propriétaire de ses propres innovations tout en donnant accès à tous les participants à l’ensemble du brevet.
UNE SIMPLE MACHINE
L’histoire de ce morceau de technologie est riche et remplie de personnages haut en couleurs et si nombre de détails manquent encore dans ce portrait résumé, il nous permet d’entrevoir toute la complexité de la relation qui lit une simple machine au destin des femmes et des hommes dans une société en mouvement dans l’industrie, dans l’art et à la maison.
La série photo avec PETiTOM!